lundi 15 août 2011

Dans le corps d'une autre

Je me relève, attrape mon sac à main et regarde la foule qui m’entoure :
- Comment allez-vous ?
- Voulez-vous que nous appelions le SAMU ?
- Avez-vous mal quelque part ?
- Non, tout va bien, pourquoi ces questions ?
- Vous avez été renversée par une voiture, et votre tête a heurté le bord du trottoir. Etes-vous certaine que tout va bien ?
- Oui, absolument. Je vous remercie.
- Il vaudrait mieux vous faire examiner.
- En aucun cas, je vais très bien, merci.
- Alors, prenez au moins le numéro de la voiture qui s’est enfuie, il est noté sur ce papier.

Je fourre le papier dans mon sac en remerciant, et je fends la foule pour m’échapper. Je prends la première rue, au hasard. Brutalement, je m’arrête, saisie : « Où suis-je, où vais-je ? » Je suis prise d’une angoisse terrible lorsque la question suivante me submerge : « Qui suis-je ? » Je ne m’en souviens plus, je ne sais plus qui je suis, ni mon nom, ni mon adresse, je ne sais même pas comment je suis, je veux dire à quoi je ressemble. Je me tourne vers la vitrine située à ma droite, et je vois une jolie jeune femme brune, les cheveux tirés en chignon. Je suis seule sur le trottoir, ce doit donc être moi. Je lève la main vers mes cheveux, l’image fait de même. C’est donc moi. Je me fais l’impression d’avoir brutalement atterri dans le corps d’une autre personne, en ayant oublié qui je suis moi-même.

Vite, je cours vers l’endroit d’où je me suis relevée tout à l’heure, mais il n’y a plus aucun badaud. J’espérais tant qu’une des personnes pourrait m’aider en me donnant un renseignement qui me mette sur la voie… Je me tourne vers une vitrine, et je me contemple. J’essaye de « m’apprendre par cœur » pour me souvenir à quoi je ressemble. J’ai soif… C’est curieux comme on peut être terre à terre même dans les cas les plus terrifiants de son existence. Je me dirige vers une terrasse, je m’installe et je commande une bouteille d’eau. En sortant mon porte-monnaie de mon sac pour régler ma boisson, je contemple tout le fouillis de mon sac à main. Tant mieux, je vais certainement pouvoir découvrir des renseignements sur moi-même !

Tout en buvant, je fais l’inventaire : une petite pochette de maquillage. Je touche mes lèvres, mes yeux, je sors un petit miroir qui me confirme que je ne suis pas maquillée. Etrange, à moins que je n’ai mis cette pochette parce que j’ai quitté mon domicile précipitamment, et que je pensais me maquiller durant la journée ? Ce doit être ça. Mais dans ce cas, je pourrais avoir un rendez-vous urgent, je prends l’agenda, mais comme je ne connais pas la date du jour, je ne peux trouver le renseignement. Au moins, je sais que nous sommes en 2011. Je fais signe au serveur et lui demande si je peux avoir le journal du jour. Il me rapporte « Le Havre libre » daté du 5 juin 2011. Je fais semblant de le feuilleter, mais le replie rapidement pour me replonger dans mon agenda : la page est vide à cette date. Ouf…Je continue l’inventaire de mon sac à main : des clefs de voiture, d’appartement. Enfin, je trouve le portefeuille dans une poche latérale. Je l’ouvre fébrilement, je vais enfin savoir qui je suis : Anne-Lise Mirocourt. La carte d’identité est à renouveler depuis 5 années, mais je sais que j’ai 36  ans. Je regarde les photos de la carte d’identité et du permis de conduire. Les photos ne sont jamais vraiment ressemblantes, et forcément pas d’actualité. Elles ne m’apprennent donc rien de plus.

Tout au fond du sac, il y a une lettre. C’est moi qui ai dû l’écrire, puisque le timbre n’est pas oblitéré. Oui, c’est bien ça, il y a mon adresse au dos. Ouf, je vais pouvoir retrouver mon domicile, et donc des souvenirs, ma mémoire va revenir. De toute façon, les effets de ces chocs ne durent jamais bien longtemps, je vais rentrer, et bientôt je reprendrai mes esprits.

Je me lève, vacille : comment vais-je pouvoir retrouver ma route puisque je ne connais plus la ville ? J’avise un marchand de journaux. J’entre, choisis un plan de la ville, et comme si j’étais une touriste, je lui demande si je suis proche de l’adresse trouvée sur l’enveloppe. Très aimablement, il m’explique le trajet.

Tout en marchant, je réfléchis à ma situation. Et en passant devant une école, je ressens une véritable panique : et si je suis maman, si j’ai des enfants, ils vont à l’école, ils vont m’attendre à la sortie et je ne serai pas là pour les récupérer… Je cours vers mon appartement, me disant qu’il allait m’éclairer sur ma vie. Il n’est que dix heures et demi, j’ai le temps.

Je suis à présent devant mon immeuble. Je suis intimidée. Cette situation est si bouleversante. Cette impression d’être dans le corps d’une autre femme ne me quitte pas. Je me sens stupide, et j’ai peur d’entrer dans un intérieur qui ne m’est pas connu. C’est comme d’entrer chez quelqu’un d’autre en son absence. Tout en faisant glisser la clef dans la serrure, je lis les noms sur les boîtes aux lettres. Je trouve le mien. Deuxième étage. Je pénètre dans le hall. Pourvu qu’aucun voisin ne sorte et ne débute une conversation, je ne saurais comment réagir. Fort heureusement, il n’y a personne. Voilà la cage d’escalier (il y a moins de risque de rencontrer quelqu’un) et je monte en comptant les étages. J’y suis. Je suis à la fois impatiente et une retenue, la pudeur, me retient d’avancer. Il faut pourtant que j’y aille, ne serait-ce que pour savoir si des enfants m’attendent.

Le couloir est désert. Je lis les noms sur les sonnettes, et je trouve ma porte, j’entre. Ainsi, c’est chez moi. Je referme la porte derrière moi, et m’adosse contre elle, je laisse tomber mon sac, je glisse contre la porte et m’assied par terre. Je suis anéantie. Je ne reconnais rien. L’entrée est très spacieuse. Une armoire murale occupe tout le mur à côté de moi. En face, une jolie table surmontée d’une lampe, un peu de courrier, des piles de livres, un sac à main, un lainage. Une paire de sandalettes par terre. Je tourne la tête vers la droite : une cuisine. Tiens, la vaisselle du petit déjeuner est encore sur la table. J’ai dû être bien pressée ce matin. Un seul bol, c’est donc que je vis seule. Un soupir de soulagement sort des mes lèvres. A la fois, c’est rassurant, et à la fois c’est angoissant, il n’y aura personne pour m’aider.

En face de moi, le salon. Il est agréable avec ses rideaux fleuris, un canapé, deux fauteuils. Je me lève pour tout observer : une table dans un coin, recouverte d’une nappe assortie aux rideaux. Des livres sur une étagère courant le long du mur, des livres sur le canapé, sur la table, sur la table basse, sur le sol…

Je repasse dans l’entrée pour arriver à une petite pièce qui fait office de chambre à coucher : un lit étroit, des étagères remplies de livres sur tous les murs. Outre la salle de bain, il y a encore une grande pièce regorgeant de livres. Il y a même des étagères au milieu de la pièce, et tout juste de la place pour un bureau. Machinalement, je regarde les titres des livres : je n’en reconnais aucun.

Je retourne dans la cuisine, et tout en faisant la vaisselle, et en mettant de l’ordre, j’ouvre les placards et le frigo pour faire l’inventaire. Je me prépare un café, et je vais m’installer dans un fauteuil pour commencer à réfléchir avec méthode à mon aventure.

Donc, je m’appelle Anne-Lise Mirocourt, j’ai 36 ans, je vis seule, j’aime les livres. C’est peu. Comment vais-je faire pour compléter ces données ? Réfléchissons… Comme c’est difficile. Comme c’est curieux. Je ne me souviens plus qui je suis, ce que je fais dans la vie, où j’habite, mais je connais un certain nombre de choses : ma mémoire n’a évincé qu’une partie de mon savoir. Comment procéder pour découvrir ce qui me concerne ? Je peux trouver la réponse dans la mémoire de mon téléphone portable, dans mon ordinateur, je peux également examiner le courrier de l’entrée, fouiller dans mes tiroirs. Oui, c’est bien ainsi qu’il faut procéder.

Je me réveille deux heures plus tard. Je n’ai pas oublié les tâches à réaliser, et je me mets immédiatement à l’œuvre. J’ouvre systématiquement les tiroirs, j’essaye de connaître ma personnalité à travers les vêtements, la vaisselle, les objets qui m’entourent. L’ordinateur ne comporte pas de mot de passe. En lisant mes mails, je découvre que je suis critique littéraire. C’est ce qui explique les nombre de livres en ma possession. Et il me faut de toute urgence envoyer la critique du livre « La demoiselle en godilles » de Milène Artificier. Je cherche ce livre partout. Où peut-il bien être ? Je le découvre dans ma chambre à coucher. Je commence à lire, je m’accroche au sujet, il est bien tourné, il me plait. A présent, il faut écrire un commentaire. J’ai l’impression de n’avoir jamais fait cela de ma vie. Pourtant j’ai bien un avis, ce ne doit pas être si difficile. Je recherche dans les éléments envoyés de ma boîte à mails, je retrouve des articles de critiques de livres, et je m’inspire de la méthodologie. Voilà, mon texte est terminé. Je l’envoie, je peux respirer de soulagement.

Il est l’heure de dîner. Je me prépare un en-cas avec le contenu du frigo (il faudra que je pense à acheter des fruits), et je m’installe pour manger tout en consultant mon téléphone portable. Je commence par le carnet d’adresses. Je suis vraiment méthodique : pour chaque nom, j’ai noté la date d’anniversaire, et des détails pratiques. Voyons, qui pourrais-je appeler ? J’ouvre la rubrique « messagerie » puis « conversation ». Il y a différents interlocuteurs. L’un ou l’une d’eux me paraît plus proche. « Dominique Vertault ». J’hésite un court moment, puis je me lance et j’envoie un texto : « Bonjour, puis-je te voir, j’ai un petit souci »

La réponse ne se fait pas attendre : « Bien entendu, de quoi s’agit-il ? Veux-tu venir chez moi, ou préfères-tu que je vienne chez toi ? »
« Je crois qu’il serait préférable que tu viennes. J’ai eu un petit accident ce matin, je me suis cognée la tête sur le trottoir, et depuis j’ai des problèmes de mémoire. »
«  Ne bouge pas, j’arrive ».

Pendant cette attente, qui m’angoisse bien un peu, je dois l’avouer, je me mets à ranger ma cuisine. J’espère que j’ai frappé à la bonne porte, que Dominique est la personne qui pourra m’aider. Sur ces réflexions, on sonne. Je me dirige vers l’interphone : « oui ». Une voix d’homme me répond : « c’est Dominique ».

J’entrouvre la porte, il arrive. Je le fais entrer, il me dévisage. « Raconte-moi tout ». Je l’entraîne au salon, nous nous installons et je lui raconte tout ce dont je me souviens : les badauds qui m’ont relevé de ma chute, ma fuite pour leur échapper, mon affolement devant la perte de ma mémoire, comment j’ai retrouvé mon adresse, que j’ai pu envoyer à temps la critique du livre, et comment je l’ai choisi, lui, pour partager mon soucis.

Il reste tout un temps en silence. « Tu ne te souviens donc pas de moi ? » « Non, pas du tout ». « Tu as bien fait de me téléphoner, et de faire appel à moi. Je vais t’aider. Le plus simple est que tu restes bien tranquillement ici. Les pertes de mémoire après un choc sont normales, elles disparaissent en général après 24 ou 48 heures. Tu vas te coucher, bien dormir, et demain, je reviendrai. Surtout, ne répond pas au téléphone, n’ouvre pas ta porte. »

Dominique va chercher deux verres, nous discutons tranquillement du livre que je viens de lire, de choses et d’autres. Il me quitte, je suis apaisée, d’ici deux jours tout sera rentré dans l’ordre. Je vais me coucher.

Le lendemain matin, Dominique appelle comme convenu. Il me dit qu’il va prendre des renseignements chez un ami médecin à l’hôpital, et qu’il viendra me voir ensuite. Peu avant midi, il sonne. Il m’explique que vraisemblablement les choses vont suivre leur cour, que ma mémoire va revenir tout doucement, et que je ne dois m’inquiéter sous aucun prétexte. Il me propose d’aller me promener sur la plage : « Le temps est si beau, ce serait dommage de rester enfermée. Et peut-être reconnaîtras-tu certaines choses qui te mettront sur la voie et te permettront de retrouver ta mémoire plus rapidement. Souvent un choc émotionnel aide à précipiter les événements. »

Nous sortons et marchons en direction de la mer. Nous passons à côté d’une magnifique librairie. « Tiens, ils ont changé la vitrine de La Galerne ». Je m’arrête, saisie, je me suis souvenue du nom de la librairie ! Incroyable ! Dominique sourit et m’encourage à poursuivre. Nous contournons le pot de yaourt, c’est moi qui ai indiqué la direction ! Nous arrivons au port de plaisance, et bientôt nous sommes sur la plage de galets. Dominique est vraiment sympathique. Il est un réel soutien, se charge de la conversation avec beaucoup de délicatesse pour que je ne me sente pas handicapée. Comme la marée est basse, nous poursuivons notre promenade sur le sable. Il y a peu de monde, malgré le beau soleil. Au loin, un père se promène avec ses enfants. Ils sont nombreux, cinq, non six. Ils viennent dans notre direction. Il me regarde avec insistance, ses enfants courent dans tous les sens. Tout à coup, l’un d’eux hurle « maman » et courre de toute la vitesse de ses petites jambes. Je me retourne pour chercher sa maman du regard, mais je ne vois personne. Dominique s’est éloigné, et je me sens entourée de six enfants criant : « maman, ma maman à moi ».

Je les regarde interloqués, je commence à saisir, je regarde leur père, Dominique, les têtes autour de moi, et brutalement, il se fait comme une grande déchirure dans mon cerveau : le brouillard qui l’obstruait depuis la veille se lève d’un coup. Je suis Virginie Plaideau, je suis mariée avec un homme exceptionnel, j’ai six enfants. Mon mari vient à temps pour me prendre dans ses bras, l’émotion est trop forte.

« Dominique est le fiancé d’Anne-Lise Mirocourt. Elle a été hospitalisée sans connaissance sous ton nom, parce que vos sacs à main ont été intervertis. »



7 commentaires:

  1. J'ai beaucoup aimé, bravo !

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  2. Bonsoir,

    Réalité ou Fiction ! ?
    J'ai découvert votre blog, il y a quelques jours et j'avoue être très séduite !
    Après un retour de weekend , je n'épiloguerai pas.
    Je dois malgré tout avouer, m'êttre jetée sur la lecture de ce dernier né.
    Connaissez-vous donc si bien la région havraise ? J'habite si peu loin d'elle !
    Voilà, je n'en dis pas plus ce soir, si ce n'est que je suis très encouragée, par les écrits d'une maman de six enfants.
    Bien à vous.
    Aude

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  3. Dommage que ce soit déjà fini, j'en aurais bien lu encore 10 comme celles-là !!
    et peut-être est-ce autobiographique ?????

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  4. Merci pour cette histoire, je l'ai lue d'une traite !

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  5. C'est déjà fini? Dommage j'ai lu cette nouvelle d'une traite. J'ai adorée

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  6. Bon suspens,j'ai aimé!

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